Revenus de la transhumance estivale
La migration des troupeaux, l’été, dans les pâturages de montagne, a constitué une extraordinaire manne financière pour toutes les communautés rurales qui les accueillent. On oublie trop souvent ce volet économique et financier de l’estivage, au profit d’une histoire agricole, pastorale, statistique, visant seulement à réviser les chiffres de l’élevage en Pays Catalan à une date donnée. Pourtant les transhumances estivales ont enrichi de nombreuses vallées catalanes. Prats de Molló en est une d’elles, et ses archives en sont le riche témoin.
La ville de Prats de Molló a en effet su préserver jusqu’à nous un document d’une grande rareté, intitulé « Llibre dels Conllochs », aujourd’hui conservé aux Archives Départementales des Pyrénées-Orientales. Il s’agit d’un document fiscal de près de 180 pages, rédigé tout au long du XVIIIe siècle, en catalan. Le Llibre dels Conllochs a ainsi pour vocation la perception
par la ville de Prats d’un revenu, le conlloch, pour toute tête de bétail venant pâturer sur son terroir. Y sont donc consignés avec précision, les noms des propriétaires des troupeaux ou des terres laissées à la pâture, le nombre de bestiaux qui pâturent, mais encore leurs types, leurs
marques…, toute une série de renseignements pour éviter la fraude fiscale. Toutefois ces dernières existent et sont durement réprimandées par l’amende. Ainsi en 1725 Geronim Noguer fût puni pour avoir laissé pâturer 150 bêtes, non déclarées: « se li a trobat 150 bestias no eran
denonsiadas, y estat paignorat, y te de pagar lo colloch ».
Il existe donc un contrôle sur le terrain des déclarations faites au percepteur des droits d’entrée des bestiaux sur le territoire de Prats de Molló. Ce contrôle est facilité par
l’existence d’un marquage des bestiaux (marques ou senyals), marquage que l’on retrouve sur le Llibre dels Conllochs. En effet, à chaque déclaration de bétail correspond un ou plusieurs senyals. Ils sont imprimés au fer sur la toison du bétail et en conséquence dessinés sur le
registre des déclarations. On n’en dénombre pas moins de 5200 dans le Llibre dels Conllochs de Prats de Molló. Ils permettent au contrôleur d’identifier le propriétaire du troupeau. Telle est le rôle de la marque: d’une part reconnaître et d’autre part se distinguer des autres éleveurs. Ces empreintes ineffaçables portées sur le bétail (à la cuisse?) à l’aide d’un fer chaud, de la pega (poix) et l’empegador présentent des formes d’une extrême variété: initiales ou monogramme du propriétaire, formes rudimentaire (cercles, triangle, carré…), déclinés et associés à d’autres symboles, en particulier chrétiens (lettres ou formes surmontées de la croix). Notons qu’en l’absence d’un marquage fait au fer, la marque de distinction du bétail est alors physique soit sous les traits d’une mutilation, généralement faite à l’oreille (« la marca es aurella dreta duas oscas [entailles] darrera ») soit grâce à une distinction naturelle, généralement la couleur du pelage (« la euga [jument] no es pas marcada, sino que es tota negra »).
Lors de la déclaration, une distinction est faite dans le Llibre dels Conllochs entre les bestiaux :
ceux que l’on nomme le gros bétail, à savoir les bovins et les équidés, et le menu bétail, c’est à dire les ovins (gallorses). Cette séparation faite entre ces types de bestiaux s’explique tout simplement : gros et menu bétail ne pâturent pas ensemble. Alors que les premiers vont paître les pasquiers supérieurs communaux, les gallorses se voient réserver les baixans, terres cultivées, laissées aux ovins pour qu’ils les fument une fois la récolte retirée. En effet, le gros bétail pâture les herbages naturels, alors que le petit bétail stabule les terres cultivées et donc, dans le système Une page du Llibre dels Conllochs, d’assolement, fume les terres. On comprend
alors pourquoi le conlloch payé est différent suivant le type de bétail déclaré. Il n’en demeure pas moins qu’avec une moyenne annuelle de 9000 à 13000 bêtes déclarées en pâturage sur Prats de Molló tout au long du XVIIIe siècle, le conlloch représente une source de revenus importante pour les communautés montagnardes: « Recapitulació de las gallorses de 1779: 9074 besties.
Lasquals an produit net per la vila suma de duas centas septante duas lliuras, dos sous ÿ deu moneda dobla ».
Enfin, il semble intéressant de rappeler que ces transhumances sont des transhumances de
proximité. Le Llibre des Conllochs en est là encore le parfait témoin. Les pasquiers de Prats accueillent non seulement des bestiaux originaires du Vallespir (Arles, Serrallonga, Montferrer, Cos, Els Banys d’Arles…), mais encore du bétail en provenance de Caixàs, Banyuls, Peralada, Sant Llorenç de la Muga, Calce, Darnius, Torrallà, Cursavell… Bref, on assiste clairement à des mouvements estivaux transpyrénéens faisant fi au XVIIIe siècle des frontières politiques fixées en 1659. Le cadre de vie des éleveurs catalans est la montagne, quelle que soit la couronne à laquelle ils sont soumis (française ou espagnole). Mais la rédaction du Llibre dels Conllochs de Prats de Molló s’arrête brutalement en 1789, comme pour rappeler à ces montagnards que leur destin ne serait plus le même de part et d’autre d’une ligne de crête qui les avait jusqu’alors unis.
Guillem DALMAU