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De l’abandon à la restauration ou histoire succincte du Fort Lagarde au XXe siècle
Conçu, mais à une plus grande échelle, par Vauban, le Fort Lagarde a été érigé sur le site antérieur de la tour de guet, la Guàrdia, en vue de protéger le Roussillon d’une attaque espagnole, mais aussi de surveiller la population frondeuse de Prats de Molló. Christelle Nau, attachée à l’Office du Tourisme, nous dévoile une tranche moins connue de l’histoire de ce monument entre son désarmement et sa récente mise en valeur touristique par la commune, période de près de 60 ans de privatisation, marquée par des tâtonnements, des tergiversations, des tentatives non abouties, et de sérieuses divergences de vue locales quant à la vocation définitive de ce monument historique de fière allure.
El fort La Guàrdia, tot i ser ampliat per Vauban, va ser edificat al lloc mateix d’una antiga torre de guaita, la Guàrdia, per protegir el Rosselló d’un atac espanyol i també per tal de vigilar el poble rebel de Prats de Molló. Cristela Nau, de l’Oficina de Turisme, ens ensenya aquí una part menys coneguda de la història d’aquest monument des de la seva desclassificació fins a la seva recent valoració turísticà per municipi de Prats, o sigui uns 60 anys de privatització, amb molts erraments, vacil.lacions, assaigs infructuosos i profundes discrepàncies pel que fa a la vocació definitiva d’aquest monument de tan gran aspecte.
L’édification du Fort Lagarde, qui surplombe la ville intra-muros de Prats de Molló la Presta, date de la fin du XVIIe siècle et s’inscrit dans le cadre de la mise en défense de la nouvelle frontière créée après la signature du traité des Pyrénées en 1659.
Les limites du monument, telles qu’elles apparaissent actuellement, correspondent à une finalisation des travaux vers le milieu du XVIIIe siècle.
Pourtant, les insécurités sur la frontière ont justifié divers aménagements et une occupation militaire tout au long du XIXe siècle. Le siècle suivant est une succession d’épisodes illustrant les difficultés de réutilisation d’un site devenu « bastion de l’inutile »(1) et reste révélateur de l’évolution de la perception du patrimoine militaire.
UN PROJET AVORTÉ DE PRÉVENTORIUM
Il faut attendre la fin de la première Guerre mondiale pour que le fort soit démilitarisé et que le Ministère de la Guerre fasse le choix de mettre le bâtiment en vente. C’est le Lieutenant-colonel Paul Pagès-Xatart qui acquiert le monument aux enchères publiques en 1921. Il cède ses droits à une copropriété de familles pratéennes. Celle-ci prend la forme d’une société civile préalablement composée de dix administrateurs principaux(2). La part d’intérêt la plus importante de la société est accordée à l’acquéreur principal. Le droit d’abattre et de disposer dans les cinq ans à venir d’une coupe d’arbres de haute futaie lui est également octroyé ainsi que la jouissance à vie de deux jardins situés dans les fossés et d’une terrasse(3). Outre la restauration et la mise en valeur du site et de son environnement, l’objectif de la société des copropriétaires du Fort Lagarde est « la création d’une station d’altitude pour enfants débilités ou malingres(4) ». Une cinquantaine d’enfants pourrait y bénéficier d’une cure de repos dans un établissement qualifié de « curatorium » ou préventorium.
Créer une maison de repos destinée à des tuberculeux, dans des lieux alliant cure d’air et de lumière, est alors en vogue. Dès 1901, un projet identique est proposé par la Société anonyme pyrénéenne de sanatoria et hôtelleries de montagne sur le terrain de Perella(5). En 1923, Me Pagès-Xatart Paul et son Association maternelle du préventorium d’enfants du Fort Lagarde, reprend l’idée. Comme la reconnaissance d’intérêt public, préalable nécessaire à cette création, n’est pas accordée, le projet avorte. L’année suivante, l’intention est d’accueillir des pupilles placées dans les exploitations agricoles ou industrielles de la ville. L’administration serait confiée à des religieuses de l’ordre de Saint-Vincent-de- Paul. Le Conseil d’administration « s’estime payé de ses peines si après avoir arraché de pauvres enfants à la ville, pourvoyeuse de la tuberculose il parvient à rendre à la France de robustes garçons capables de devenir de bons ouvriers, de bons soldats et de bons pères de famille ».
Le maire Philippe Coromines(6) a pour préférence la perspective d’une création d’un grand hôtel au sein du Fort Lagarde. Il est fortement opposé à ces projets de préventorium comme son prédécesseur, le Docteur Arsène Guisset(7), l’a été concernant le classement de l’édifice au titre des Monuments Historiques. Selon une délibération municipale datant du 26 juin 1920, cette protection n’est pas justifiée : « ce n’est qu’un fort sans valeur, en ruine, délaissé depuis plus de trente ans(8) et un nid de chauves-souris et de hiboux ; qu’il ne date que depuis 250 ou 300 ans et qu’aucune Histoire de France ne relate son existence au point de vue opérations militaires (…) Ce grand immeuble, dans un état de délabrement complet et dont les parois intérieures sont tapissées d’inscriptions obscènes, pourrait une fois restauré, devenir soit un grand hôtel, un sanatorium ou tout autre établissement de bienfaisance si le classement était rejeté. » .
UN CLASSEMENT MOUVEMENTÉ / À REBONDISSEMENTS
Dès 1920, avant même sa cession par l’Armée, plusieurs tentatives de classement sont initiées par le Ministère des Beaux-Arts à la demande particulière du Touring Club de France puis, l’année suivante, de la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France. Cette dernière, contrairement à ce que pense la municipalité de la ville, estime que le Fort Lagarde peut être considéré comme « faisant partie intégrante de l’aspect historique et pittoresque de la cité de Prats de Mollo(9) ». Ces premières tentatives échouent mais perturbent la vente qui est même, un temps, suspendue. Le 26 juin 1920, la commune est censée présider l’adjudication de la vente du fort qui devait être exécutée à 15 heures. « Mais après des manœuvres sournoises opérées par certaines personnes de la commune(9), intéressées par cette affaire, manœuvres qui tendaient à faire classer la ruine du Fort Lagarde comme Monument Historique », la vente est annulée trois heures avant par dépêche officielle. Le maire Arsène Guisset trouve « tout à fait étonnant et presque louche » que le lieutenant du Génie militaire, représentant du Ministère de la Guerre et lui-même n’aient pas été directement informés…
Le Fort Lagarde est finalement classé au titre des Monuments historiques le 15 janvier 1925 avec « le souterrain qui le relie à la ville ». Selon le souhait des copropriétaires, ce classement intervient à condition qu’il ne fasse pas obstacle au projet « d’héliothérapie pour enfants malingres(10) », projet devant alors être pris en charge par la Société de secours aux blessés militaires.
Hormis pour l’église classée en 1921, la municipalité s’est également opposée au classement de la porte d’Espagne, pourtant effectif l’année suivante, et à celui des remparts qui n’intervient qu’en 1930 après l’arasement de certaines parties et l’ouverture de portes. Les murailles sont alors considérées comme génératrices de problèmes d’hygiène et d’insalubrité. Selon certains, elles constituent également une entrave au développement de la ville.
UNE LENTE DÉGRADATION
La protection du Fort Lagarde n’entraîne pas de projet immédiat de réhabilitation et la dégradation du monument se poursuit. Ainsi, des dégâts commis par des pillards sont signalés le 12 octobre 1927 : les barreaux des grilles intérieures et des pots à feu ornant les angles des bastions sont descellés alors que jusqu’à présent, seuls des couronnements, des tuiles et des briques, avaient été dérobés.
En 1938, le fort aurait été occupé par des soldats du dépôt de convalescents puis, à la fin du mois de février de l’année suivante, il sert ponctuellement d’abri provisoire aux réfugiés de la Retirada alors qu’une vague de froid importante s’abat sur la ville(11).
Un rapport de la Commission des Monuments Historiques, datant de décembre 1939, signale que ces deux occupations ont entraîné de nombreuses dégradations. « Des toitures ont été en partie détruites, pour pouvoir brûler du bois, en particulier celles du bâtiment de l’artillerie(12). Puis des portes et des fenêtres ont été brûlées et des maçonneries et les garde-fous démolis ». Un devis est établi mais aucune réparation n’est entreprise.
Malgré son état qualifié, selon les sources, de « piteux » ou de « désespéré », le monument participe au développement des colonies de vacances sur le territoire communal. Ainsi, en 1953, la société civile accorde un bail de plusieurs années à l’association des Amis de la jeunesse saharienne qui organise un séjour de colonies de vacances la même année.
En 1955, les destructions et traces d’effraction s’accélèrent. Des moellons, des briques, des dalles et des pièces en fer forgé sont descellés et enlevés. Charles Guiu, copropriétaire du fort, appelle par voie de presse à ce que les auteurs de ces méfaits déclarent leurs vols dans un délai de six jours sous peine de poursuites. Cette initiative s’avère sans effet…
La situation devient tellement critique que des membres de la société civile signalent au service des Monuments Historiques la dangerosité des lieux, en particulier au niveau de la redoute.
Devant leur incapacité financière à sécuriser le monument, les copropriétaires cherchent à le céder.
UN MUSÉE D’ART EN PROJET
Dans le but de l’inscrire dans le circuit touristique de la ville, le Fort Lagarde est proposé, en 1957, au Syndicat d’Initiative qui décline l’offre. Trois ans plus tard, un particulier désire l’acheter afin d’y abriter des recherches universitaires. En 1962 la commune fait une première proposition d’acquisition soulignant « le regrettable état de délabrement du vieux Fort Lagarde dont les bâtiments menacent de s’effondrer ce qui n’est pas sans présenter un réel danger pour les nombreux touristes qui le visitent à longueur d’année(14) ».
Cette première proposition sera suivie, l’année suivante, d’une offre commune avec Jean Lareuse, l’actuel président des Amis de la chapelle Saintes-Juste-et- Ruffine. Le projet est alors de procéder à la restauration complète du monument et de transformer une partie du fort en musée d’art moderne grâce aux œuvres du peintre newyorkais.
Des espaces sont prévus pour servir de résidence secondaire, de résidence d’artistes et de logement pour un concierge. Le magasin d’artillerie doit être transformé en chapelle décorée de fresques et cédée à la paroisse. L’idée de transformer le monument en musée est identique à celle d’un autre acquéreur potentiel, un antiquaire toulousain, M. Fauvel qui, la même année, exprime son désir d’exposer une collection d’art ancien, dont des objets d’art catalan, dans les pièces du Fort Lagarde.
Devant la mésentente affichée de Charles Guiu et Robert Holan(15), principaux protagonistes de l’affaire, l’antiquaire se retire du projet en 1963. En effet, une correspondance passionnée, relayée par des communiqués dans l’Indépendant, est échangée entre Charles Guiu, le dernier survivant du premier Conseil d’administration de la société civile, et le maire, l’hôtelier Robert Holan. Le premier reproche à la municipalité l’opportunisme et le manque de garantie de sa proposition concernant notamment le financement de la restauration.
Le maire exprime le désir de voir entrer le fort dans le patrimoine communal et la crainte de voir celui-ci en partie fermé au public. Dans une lettre datée du 7 janvier 1963, espérant le passage du fort dans le domaine municipal, il écrit ces lignes: « quand brusquement et si heureusement se dessinant sur la gauche la Tour du Mir, haut perchée sur son piton, fière, svelte et altière, regardant à sa droite le vieux Fort Lagarde plus lourd, plus majestueux, bien assis sur son mamelon, regardant d’un œil terne la ville semblant dire à ses élites : Prenez moi, je vous attends, pansez mes plaies, guérissez mes blessures, faites de moi un maillon que vous ajouterez à la chaîne que vous forgez depuis longtemps ».
UNE NOUVELLE MISE EN VENTE
En 1974, la vente du Fort Lagarde par autorité de justice est mise en place avec l’accord des propriétaires. Le maire Pierre Noëll(16) et son conseil municipal se proposent comme acheteur considérant qu’ « en raison de la valeur historique du Fort Lagarde auquel sont particulièrement attachés les habitants de Prats de Mollo (…) tout doit être tenté pour que la commune devienne propriétaire du Fort Lagarde et ce d’autant plus qu’il représente un grand intérêt du point de vue touristique(17) ».
L’acquisition définitive par la commune se fait en 1976. Les copropriétaires cèdent le monument et les terrains attenants d’une superficie de 3 hectares 73 moyennant le prix de 5500 francs sous réserve que la municipalité ne revende pas ces terrains et qu’elle prenne l’engagement de « mettre en valeur, réparer et aménager, selon ses possibilités, le Fort Lagarde, de conserver cet immeuble historique et de respecter le paysage dont il fait partie intégrante ». La commune suit ces recommandations et décide alors d’entreprendre la restauration du monument.
En 1978, les premiers travaux sont réalisés par des bénévoles qui entreprennent le dégagement de certaines parties du monument. Deux ans plus tard débutent les premières tranches de restauration avec la consolidation et la réfection des toitures. La rénovation se poursuit au niveau de la redoute puis du Pavillon des Officiers.
Après une préfiguration durant deux étés, le Fort Lagarde est ouvert au public en 1996, année où sont initiées les premières visites spectacles. Il est devenu un lieu d’accueil touristique répondant ainsi au souhait des propriétaires successifs. Les extérieurs du monument restent le point de départ symbolique de la fête de l’ours au moins depuis la fin du XIXe siècle, signant ainsi la réappropriation par les habitants d’un édifice qui, de vocation militaire, est devenu un immense terrain de jeux pour les générations successives de Pratéens. Ce monument, ruiné, puis en partie restauré, avantageusement éloigné de la surveillance des parents, offre, durant plusieurs dizaines d’années, un terrain idéal propice à des parties de cache-cache géantes, de quête de passages secrets ou de trésors et de batailles dignes de la Guerre des boutons. Suivant l’âge des protagonistes, il est devenu le lieu idéal pour organiser des « boums », passer la nuit à la belle étoile et y donner des rendez-vous secrets. Des graffitis de différentes époques, qui ornent certains pans de murs, restent les témoins privilégiés des passages successifs dans le Fort Lagarde dont l’histoire au XXe siècle reflète la conception d’un édifice progressivement devenu objet patrimonial et lieu de mémoire.
(1)- « Bastions de l’inutile », article de Nicolas Faucherre, historien de la fortification dans Apologie du périssable, ouvrage collectif, Editions du Rouergue, 1991, pp 52 à 57
Concernant cette même thématique, « Un patrimoine occulté » in Patrimoine militaire, Dallemagne François et Mouly Jean, éditions Scala, 2002, pp 10 à 29
(2)- Le premier conseil d’administration constitué pour la période de 1922 à 1932 est composé de : M. le Lieutenant-Colonel Pagès-Xatart, M. Joseph Gibrat, Me Vve Ernest Guiu, Me Paul Pagès-Xatart, Me Vve Tailleur, Melle Marthe Pagès-Xatart, M. Ernest Guiu, M. Emmanuel de Careffe, M. le Capitaine Parès et M. Charles Guiu
(3)- Le lieutenant-colonel Paul Pagès-Xatart, Officier de la Légion d’honneur, né à Prats de Molló la Presta le 6 août 1832, décède à Paris le 15 novembre 1924 alors qu’il en retraite dans sa ville d’origine,
(4)- In Statuts de la société civile des copropriétaires du Fort Lagarde datant du 10 mai 1922
(5)- Détails de ce projet dans Le château de Perella El castell d’en Perella de Prats, Jordi Colomer, 2011, pp 58 à 67
(6)- Philippe Coromines, tailleur, maire de 1921 à 1929
(7)- Docteur Arsène Guisset, maire de 1908 à 1921
(8)- Le Fort Lagarde ne servirait plus de casernement officiel depuis 1867 mais des réparations y sont encore prévues en 1893.
(9)- La Société des touristes du Haut-Vallespir, via son président M. Emmanuel de Careffe, aurait fait ajourner la vente afin de faire aboutir la démarche de classement au préalable.
(10)- Assemblée générale de la société civile des copropriétaires du Fort Lagarde datant du 7 décembre 1924. Suite au décès du Lieutenant-colonel Pagès-Xatart, l’Abbé Gibrat devient président du conseil d’administration.
(11)- Premiers camps de l’exil espagnol Prats de Mollo 1939, Jean-Claude Pruja, Editions Alan Button, 2003, p.88
(12)- Le rapporteur, l’architecte Henri Nodet parle de 126 m2 de toiture concernés. Le bâtiment de l’artillerie correspond au magasin construit en 1849 dans la place d’armes située à l’ouest du Fort Lagarde.
(13)- L’Indépendant du 1° juillet 1955
(14)- Délibération municipale du 4 octobre 1962 reprise dans L’Indépendant du 8 octobre 1962
(15)- Robert Holan, maire de 1959 à 1964
(16)- Pierre Noëll, maire de 1974 à 1983
(17)- Délibération municipale du 17 décembre 1974
BIBLIOGRAPHIE SUCCINCTE
– Concernant l’histoire du monument antérieure au XXe siècle,
– AYATS Alain
Les fortifications de Vauban. Découverte guidée en pays catalan, Trabucaire, 2005
Louis XIV et les Pyrénées catalanes (1659-1681). Frontière politique et frontières militaires, Trabucaire, 2002
– RIBES Jean, Administration communale de Prats de Mollo la Preste Au fil du temps…
– WEETS Olivier, Etude préalable à la restauration intérieure du logis des soldats et du logis des officiers, CRMH, janvier 2007
Archives municipales
Archives départementales des Pyrénées-Orientales
4T54, Fort Lagarde 1920-1927
124 EDT354 Edifices militaires 1815-1924
124EDT407 Préventorium pour enfants 1923-1924
Auteur: Cristelle NAU.
( article extrait du N° 2 de la Revue Costabona, éditée en 2013 par l’association de sauvegarde et de valorisation du patrimoine de Prats de Mollo, Velles Pedres i Arrels »)